Discours, inquiétudes et inconfort avant l'arrivée
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Nous étions tous réunis, à 15 heures, dans la grande salle du foyer pour entendre le commandant Berton. C'était un homme de quarante-cinq ans environ, plutôt petit, aux cheveux rares et qui, paraît-il, avait passé une grande partie de sa carrière hors de France. Il se promenait en parlant et tapait sur ses mollets avec un minuscule stick de bambou. Il nous dit :
Vous n'êtes pas ravis de partir pour l'Afrique du Nord et je vous comprends parfaitement car moi qui vous y accompagne je ne le suis pas davantage. Il n'est jamais très agréable de quitter sa famille, ses amis, ses habitudes, pour entreprendre une croisière de ce genre, et tous les officiers et sous-officiers de carrière qui sont ici le savent d'autant mieux que c'est pour eux une troisième ou quatrième édition. Mais, à ce qui arrive, ni vous ni moi ne pouvons rien. Le plus sage est sans doute de faire contre mauvaise fortune bon coeur et d'essayer de comprendre. La plupart d'entre vous n'ont jamais traversé la mer et c'est une occasion qui vous est offerte de faire un beau voyage aux frais de la princesse. L'Algérie est un magnifique pays où vous verrez des villes, des sites, des cultures différents de ceux auxquels vous êtes habitués, et un soleil comme vous n'en avez jamais admiré. Je ne parle pas des filles, qui, elles, ne sont pas très belles et auxquelles il vaut mieux ne pas prêter trop d'attention sous peine d'avoir des ennuis de toute sorte. Vous y verrez aussi des Français. Et ces Français sont malheureux, car ils sont menacés dans leur vie et dans leurs biens. Que penseriez-vous, que feriez-vous si, chaque jour, si chaque nuit, vos mères, vos soeurs, vos fiancées — vos femmes pour quelques-uns — étaient exposées à un coup de feu, un coup de poignard ou pis encore, si vos récoltes brûlaient, si vos fermes étaient détruites, vos routes coupées ? Vous vous demanderiez, et avec raison, ce que foutent les gendarmes. Eh bien, pour la circonstance, les gendarmes, c'est nous...

la guerre d'algerie, les appeles
la appeles pour l'algerie

L'allocution du toubib fut plus technique. Il nous invita à nous méfier du climat, de la fraîcheur des nuits, de la chaleur du jour et des risques d'insolation car l'Algérie, comme le Maroc, est un pays froid où le soleil est chaud. Il nous parla de l'eau et des possibilités de contamina­tion qu'elle présentait, des moustiques et du paludisme, des soins à donner aux pieds et aux chaussures, si nous voulions parcourir les fameux djebels sans trop d'anicroches. Il fit une allusion aux femmes arabes en des termes beaucoup plus explicites que ceux du commandant, notamment en ce qui concerne les suites possibles de nos... défaillances et termina son exposé en nous rappelant comment il fallait s'y prendre pour se servir du paquet de pansements. Enfin, pour terminer cette séance, on nous passa un film documentaire sur l'Algérie. On y voyait le port d'Alger, la Casbah, Notre-Dame d'Afrique, des plantations d'orangers, un grand barrage, quelques demeures arabes et une cara­vane de chameaux dans le Sud.

Nous étions installés sur les différents ponts et les moins favorisés dans la cale. Quelques sous-officiers avaient une cabine, mais, pour la circonstance, les brigadiers-chefs avaient été catalogués troupe. Nous étions sous-officiers pour le mess, quelquefois pour le train, mais pas pour le bateau. Nous disposions chacun d'une chaise longue, un « transat » qui serait à la fois notre siège et notre lit, et le moins qu'on puisse dire c'est que l'espace vital réservé à chacun de nous était compté au strict minimum.
Le départ d'un bateau est toujours un spectacle intéressant, surtout pour celui qui le voit pour la première fois. Le largage des amarres, la remontée de l'ancre, la mise en place du remorqueur furent l'objet de l'attention de tous et les pho­tographes ne chômèrent guère.
Quelques centaines de personnes étaient rassemblées sur la jetée. Quand le bateau quitta le quai et, tiré par le remorqueur, commença une espèce de mouvement de rotation pour sortir du port, elles nous crièrent « au revoir » en agitant des chapeaux et des mouchoirs.
Alors, spontanément, quelques-uns se mirent à chanter Ce n'est qu'un au revoir et leur initiative fut immédiatement suivie par les centaines d'hommes massés sur les différents ponts.
Le spectacle au sortir du port de Marseille est magnifique avec les falaises grisâtres et le château d'If qui semble vou­lait barrer l'horizon. Nous restâmes longtemps sur le pont, salués au passage par les nombreuses barques de pêche que nous rencontrions. Et le soleil était déjà bas sur l'horizon quand la faim et aussi un commencement de fatigue nous invitèrent à regagner nos sièges.
Un soldat dort partout, dans une chaise longue comme ailleurs, et cette partie de notre voyage fut sans histoire. Quelques gars courageux qui avaient déclaré qu'ils resteraient debout pour apercevoir les Baléares y renoncèrent les uns après les autres. La mer était calme et tout se passait bien jusqu'alors. Mais il n'en fut pas tout à fait de même dans la dernière partie du trajet. De courtes vagues, qui éclataient en écume blanche, se mirent à imprimer au Ville-d'Oran une série de petits mouvements d'avant en arrière et de droite à gauche, aussi désagréables les uns que les autres pour la tranquillité de nos estomacs. Et de nombreux visages étaient blêmes quand, aux environs de midi, nous arrivâmes en vue d'Alger.

Nous n'eûmes guère le loisir de contempler les abords de la grande ville blanche car il fallut recommencer en sens inverse les opérations de l'embarquement. Le Ville-d'Oran s'était amarré lentement au môle d'accostage et une musique militaire jouait sur le quai. Parmi les spectateurs et les « officiels » venus accueillir le bataillon, nous reconnaissions quelques gradés et des camarades de l'active qui étaient partis avant nous pour préparer notre arrivée. Il faisait un clair soleil, mais la température restait très supportable.
Quand nous quittâmes le hall de la gare maritime, des dames de la Croix-Rouge ou d'une organisation similaire nous attendaient pour nous distribuer de petits colis. Elles étaient toutes d'âge canonique.
Le bataillon se rassembla, compagnie par compagnie, sur un immense quai, à quelques mètres de la mer, et nous devions attendre là les camions qui nous conduiraient à nos cantonnements situés, paraît-il, à quelques dizaines de kilomètres. Nous avions tous ouvert nos colis. Ils contenaient des bonbons, des cigarettes, une boîte de jus de fruit et une carte postale.
Le quai fut bientôt transformé en un lieu de dégustation et de rédaction. Les petites boîtes, percées de deux trous, puis vidées, étaient ensuite lancées à la mer et chacun surveillait gravement si la sienne surnageait aussi longtemps ou plus que celle de son voisin.
La compétition achevée en même temps que coulaient les dernières boîtes, chacun se mit en devoir de remplir la carte postale qui lui avait été remise. Quand ce fut terminé, des dames ramassèrent ce courrier impromptu et se chargèrent du soin de l'expédier. J'avais adressé ma carte à Solange en insistant bien pour qu'elle allât sans tarder donner des nouvelles à mes parents. Ce qui m'avait frappé dès mes premiers pas sur le sol algérien, c'était le nombre imposant d'individus de tout âge qui dormaient au soleil ou à l'ombre. J'embarquai avec mon groupe et, précédés de quelques gendarmes qui servaient de guides, nous partîmes vers nos cantonnements. Notre aventure algérienne commençait pour de bon.

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